Un jour, le bon père Colin s’en était allé à la foire de Château-d’Oex. Il y fit de bonnes affaires, surtout dans les auberges. A son retour, il s’arrêta à l’Hôtel de Jaman, à Montbovon, non pour le plaisir de boire, mais par politesse envers de vieux amis d’enfance.

 

Nos gais compères voulurent noyer dans quelques bons verres le plaisir de s’être retrouvés. Il en résulta que minuit – l’heure solennelle – vit notre Colin sur le chemin de Lessoc.
Il fut mal accueilli au domicile conjugal. Fanchon énuméra vingt arguments pour lui inspirer la honte de sa mauvaise conduite. Comme dernière considération, elle lui dit : « Tu n’es qu’un égoïste, car tu bois, avec excès, et tu laisses la jument mourir de soif ! »
Alors seulement Colin comprit toute l’étendue de sa faute. Pour la réparer sans retard, il sortit, détacha la cocotte qui rêvait à l’écurie sur l’ingratitude des hommes, et la conduisit auprès du bassin.
La nuit était splendide, la lune était pleine. Soit par ruse, soit par hasard, Cocotte but précisément à la place où son maître admirait le disque argenté se baignant dans le limpide liquide. « Tiens, se dit-il en riant, elle boit sur la lune ! » Soudain un nuage d’une opaque noirceur enveloppa là-haut le satellite de la terre et naturellement le reflet dans le bassin disparut aussitôt.
Au même instant, Cocotte leva la tête, comme quelqu’un satisfait d’avoir avalé une bonne gorgée ou un bon morceau. « O ciel ! s’écria Colin épouvanté, la lune n’est plus là, ma jument l’a avalée . »
Le paysan ne dit rien à sa femme, mais il resta à l’écurie le reste de la nuit pour veiller Cocotte. Le matin, il la promena le long des rues du village pour activer la digestion.
Bientôt tout Lessoc, en se réveillant, s’étonna de voir Colin et Cocotte, Cocotte et Colin passer et repasser sans cesse par les mêmes chemins, l’un paraissant effrayé et l’autre ennuyée de cette exhibition matinale.
– Ta jument est-elle malade, demanda enfin à notre homme le digne syndic toujours attentif sur les faits et gestes de ses administrés ?
– Hélas ! soupira le campagnard, elle est flambée ! Elle a avalé la lune et ne l’a pas rendue ! Ainsi mon plus beau jour a été suivi de ma plus triste nuit.
Cependant, comme chacun s’intéressait à Colin, le conseil communal fut convoqué en séance extraordinaire. Le syndic exposa la gravité du cas et conclut en ses termes : « Comme les précautions sont toujours bonnes, nous voulons à l’avenir interposer un toit spacieux entre la lune et le bassin. Les lessiveuses seront contentes et tous les Colin seront tranquillisés. »
La proposition fut bien accueillie. Au reste, guidés toujours par les principes conservateurs, les conseillers tenaient à protéger l’astre des nuits contre tout accident, car eux aussi, une fois, pourraient s’attarder à la foire de Château d’Oex ou de Bulle et avoir besoin de ce bon falot pour rentrer au foyer domestique.
Telle est l’origine authentique de l’élégant bassin de Lessoc.

 

 

 

Source
Sentier thématique :
Au pays des Légendes de la Gruyère
Texte :
Joseph Genoud, tiré des légendes fribourgeoises, Editions à la Carte

Dernières histoires

Cette section ne contient actuellement aucun contenu. Ajoutez-en en utilisant la barre latérale.